- PÉDAGOGIE - Le statut
- PÉDAGOGIE - Le statutAinsi que le remarque Pierre Gréco (cf. PÉDAGOGIE – Les problèmes de l’éducation scolaire), ni l’appel à l’étymologie ni l’inventaire, même méthodique, des multiples emplois du terme «pédagogie» ne sont d’un grand secours pour qui tente d’établir le statut d’un concept et d’une discipline au sujet desquels la seule certitude autorisée, en cette fin du XXe siècle, est que ce statut, évident cent ans plus tôt, ne va plus désormais de soi.N’attribuons donc pas au détour étymologique la prérogative de rendre raison du sens. Accordons-lui cependant que, sur un point, il nous permet un rappel suggestif. Il aide à souligner, dès l’abord, l’insistance, dans notre civilisation héritière des Grecs, de la métaphore, aujourd’hui lexicalisée, de l’agogie. L’élevage humain, la culture des petits d’hommes et même, par extension, la culture des plantes sont imaginés prioritairement comme une guidance, un transport, une direction, voire une extraction. Car cette locomotion d’un lieu vers un autre ne se résout pas au seul mouvement d’un acteur. Ce dernier est un mobile, sujet-objet d’un déplacement. Tout éduqué, en quelque sorte, est une personne déplacée qui, sous la conduite d’autrui, a dû quitter un «lieu» pour en gagner un autre.Simple jeu d’images auquel peut s’en substituer d’autres, attestés tout autant dans nos manières de dire? Sans aucun doute. Mais, si l’on suit Jacques Derrida dans sa théorie de la métaphore (1972), précisons que, morte comme image, cette métaphore agogique recèle peut-être la structure imaginaire sur laquelle s’édifie la pensée occidentale de l’éducation, avec la priorité qu’elle accorde à l’espace occupé par un mouvement conduit, dès lors empêchée d’appréhender et de concevoir autrement les choses. Certaines langues africaines, par exemple, n’ont pas l’équivalent d’un tel terme. Leur pensée, tout investie de l’imagerie horticole de l’enfant à cultiver, ne reçoit pas comme allant de soi notre propre «métaphore blanche». Nous voici alertés sur notre lieu commun, étonnés peut-être qu’il ne dise pas l’universel autant que nous l’imaginions.Dans l’usage fixé au cours du XIXe siècle, le nom commun «pédagogue» en est venu à désigner plus particulièrement les professionnels de l’éducation, et notamment de l’éducation scolaire. Il évoque donc d’emblée technicité et professionnalisme. L’adjectif, en revanche, comme dans l’expression suivante: «en une circonstance délicate, ces parents se sont révélés pédagogues», permet de retrouver le sens plus général, à travers lequel s’établit le rapport classique entre pédagogie et éducation.Précisons cependant que dans de nombreux cas les deux termes, et plus encore les qualificatifs «pédagogique» et « éducatif», sont donnés les uns pour les autres en une grande absence de rigueur, ne serait-ce que parce que les règles du «bien écrire» proscrivent les répétitions, et, de ce fait, imposent à la pensée la substitution de termes analogues. Dans l’exemple cité, que vient ajouter «pédagogue»? Sans doute signifie-t-il que les parents en question, dans leur rôle d’éducateurs, ont fait montre d’un surcroît d’intelligence de leur pratique, par une certaine manière qu’ils auront eue de «dépasser les tâtonnements empiriques que la pédagogie a précisément pour objet de réduire au minimum».Cette dernière formule n’est autre que le commentaire, classique et toujours actuel, que propose Émile Durkheim, dans le Nouveau Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson (1911), des rapports entre l’éducation, qui est chose à pratiquer et que l’on pratique effectivement bien ou mal, et la pédagogie, qui se définit par l’ensemble des manœuvres que l’intelligence déploie dans une société pour que cet arbitraire de la chose «bien» ou «mal» faite cède à la décision raisonnée de faire au «mieux».Relevons l’ambivalence de cette dernière expression: «faire au mieux». Elle manifeste de la manière la plus instructive le statut essentiellement contradictoire de la pédagogie, en tant qu’elle réalise, selon Durkheim, «une certaine manière de réfléchir aux choses de l’éducation».Par son sens maximaliste , «faire au mieux» évoque la référence à la norme, son caractère impératif découlant lui-même du règne des fins, quoi qu’il en soit des contingences. La pédagogie prend place alors parmi les discours de l’idéal, où résonnent les «il faut» de la prescription, où se creuse, plus ou moins délibérément, l’écart entre, d’une part, une pensée de l’éducation qui proclame d’ardentes et souvent «nouvelles» obligations et que tente historiquement la construction utopique et, d’autre part, les usages d’une époque, détenteurs du puissant avantage d’exister et de sa force d’inertie.Par son sens optimaliste , l’expression «faire au mieux», sur un registre tout autre mais aussi pédagogique, rappelle la nécessaire prise en compte des réalités et l’inévitable énoncé de mesures dont la mise en œuvre sera jugée à la lumière de leur crédibilité pratique. Le registre qui s’impose ainsi est celui de l’analyse «constatative» des conditions de l’action.1. Le XIXe siècle, âge d’or de la pédagogieLa contradiction qu’on vient d’évoquer n’est pas propre à la pédagogie. Elle caractérise toute réflexion sur l’action. Elle n’effrayait pas ceux qui, il y a un siècle, allaient tenter de faire de la pédagogie une «science». Le XIXe siècle – et particulièrement sa seconde moitié, au cours de laquelle, dans tous les pays développés, l’école populaire prend son visage «moderne» – peut être érigé en véritable âge d’or de la pédagogie.Certes, cet âge n’a rien d’un commencement pour la réflexion sur l’éducation. Il se reconnaîtra des précurseurs et se choisira des emblèmes: Rousseau, Pestalozzi et, avant eux, Comenius (cf. PÉDAGOGIE – Les courants modernes de la pédagogie). Mais c’est bien au XIXe siècle, sur le fond du «grand récit» propagateur du progrès et de la démocratie, que la pédagogie accède au statut de «science de l’éducation». Le XXe siècle sera, lui, l’âge des sciences de l’éducation. Le passage du singulier au pluriel n’est pas ici un simple accident linguistique. Il signale un changement à la fois épistémologique et «sociétal». Comme l’écrivait Gilles Ferry dans un article retentissant (1967), ce changement grammatical ne signifiait peut-être pas autre chose que la «mort de la pédagogie».Cette «mort» n’apparaissait aucunement à l’horizon pour ceux qui, tels Henri Marion (1883) à la Sorbonne, Raymond Thamin (1884) ou A. Espinas (1884), respectivement aux facultés des lettres de Lyon et de Bordeaux, inauguraient l’enseignement universitaire de la pédagogie en France. De même qu’avant eux, en Allemagne, des hommes tels que T. Ziller ou K. V. Stoy, continuateurs l’un et l’autre de l’immense entreprise pédagogique inaugurée par Herbart (1776-1841) et co-fondateurs, en 1868, d’une Association pour la pédagogie scientifique (Verein für wissenschaftliche Pädagogik): de même qu’Alexander Bain (La Science de l’éducation , 1879) ou, auparavant, Herbert Spencer (De l’éducation , 1861) en Grande-Bretagne; de même qu’Alexandre Daguet (Traité de pédagogie , 1865) en Suisse romande, ces universitaires français sont unanimes à penser que la pédagogie constitue bien une «science» possible de l’éducation. Certes, cette science est à classer parmi les «sciences morales» et sa fonction normative la fait échapper par quelque côté aux règles de l’administration factuelle de la preuve.Mais, dans sa leçon inaugurale de 1883, Henri Marion, ouvrant à la Sorbonne le cours de science de l’éducation, lave d’emblée les sciences morales du soupçon de moindre certitude. Pour lui «il y a science proprement dite partout où il y a un système bien lié de propositions certaines et générales, de notions et d’interprétations correctes entraînant une croyance de bon aloi, c’est-à-dire réfléchie, contrôlée et fondée en raison». L’art de l’éducation peut ainsi s’établir en un ensemble de «règles scientifiques déduites des lois de la psychologie», à l’instar de la médecine dans son rapport avec la biologie.Voilà mis en place le couplage simple et étonnamment abstrait qui institue l’unité scientifique en légitimant la répartition des rôles. Voilà énoncée la comparaison symptomatique avec le couple médecine-biologie, dont on retrouvera jusque chez Jean Piaget la nostalgie, presque à l’état de naïveté: pourquoi, se demandera en 1936 le fondateur de l’épistémologie génétique, pourquoi la pédagogie échoue-t-elle comme science d’application là où nous constatons le succès de la médecine?En 1883, Henri Marion n’en est pas, et de loin, à ce désabusement. Mais, à bien considérer la définition qu’il donne de la «science», nous découvrons la clé de sa certitude: une science unique et unitaire de l’éducation est possible parce que c’est bien «une croyance de bon aloi» qui constitue le produit recherché comme étant le fin mot de la pédagogie. Et de cette croyance, Marion compte bien faire le liant qui permettra l’union harmonieuse de la théorie et de la pratique, du corps naissant des professionnels de l’éducation scolaire qui peuplent alors les écoles normales et de l’élite pensante constituée par leurs formateurs.Unicité de la pédagogie comme science, union des pédagogues comme corps: Marion clôt sa leçon inaugurale par un appel à la mobilisation de tous et particulièrement des philosophes, convertis à la science nouvelle et conviés à prendre leur place «dans ce travail de régénération, l’œuvre vitale de ce temps-ci». Comme le remarque B. Baczko (1982), «avoir opéré la fusion, au niveau symbolique, de l’éducation et de la démocratie, l’une devant nécessairement assurer l’avenir de l’autre, telle fut en fin de compte la grande invention [...], la grande promesse, devenue aujourd’hui la source de notre inquiétude». C’est bien, en effet, cette croyance «fusionnelle» qui conférait à la pédagogie son statut inégalé, sa légitimité scientifique et sa crédibilité sociale. Elle était garante d’un projet commun.2. Le temps des «spécialistes spécialement spécialisés»Ce discours n’était-il qu’apparence? L’évolution rapide des sciences morales vers les sciences humaines obéissant à un modèle expérimentaliste créait une première brèche: constater, observer, prouver ne peuvent se faire que par la suspension de la croyance. L’hypothèse supplante la thèse. La science pédagogique unitaire des ensembles pensés fait place à la science indéfiniment parcellaire des faits d’éducation à établir. La fin du XIXe siècle voit apparaître, fugitives, «pédologie» et «pédotechnie». L’influence belge y est déterminante, particulièrement avec Schuyten (1899), dont Raymond Buyse, qui sera l’un des grands promoteurs de la pédagogie expérimentale (1935), dira qu’il était le type même du «spécialiste spécialement spécialisé». Avec Meumann en Allemagne, Binet en France, Van Biervliet et Joteiko en Belgique, Claparède en Suisse, le tournant du siècle voit la recherche pédagogique s’installer au laboratoire en compagnie de la psychologie.Et c’est Édouard Claparède qui illustre la deuxième brèche, en 1905, quand il prononce son célèbre réquisitoire contre la pratique et les praticiens, leur signifiant leur impuissance à ouvrir le chemin de la science. La rupture entre théorie pédagogique et pratiques éducatives se fait patente et elle ira en se creusant toujours davantage. Troisième brèche: les aspects normatifs de la pédagogie sont renvoyés à leur rang de connaissances conjecturales dont la science n’a pas à se mêler. Assigner des buts à l’éducation est, certes, une activité indispensable, mais ce n’est pas affaire de science. Quoi qu’on en dise, le geste même qui salue l’ordre des fins en prononce le discrédit. Enfin, la quatrième brèche, peut-être la plus grave, est la démultiplication des sciences humaines et la prétention à laquelle toutes vont céder d’inscrire le phénomène éducatif dans le champ de leurs investigations rivales. Rappelons que 1899 est aussi l’année de la Traumdeutung qui marque le vrai début de la pensée de Freud dont Mireille Cifali (1982) a longuement souligné l’ambivalence face à la pédagogie.Le discours sur l’éducation révèle alors ce que les tentatives d’un homme tel que Marion avaient pu masquer un temps, à savoir qu’il est un discours de diversité et qu’un de ses rôles est de faire diversion. Discours de notables, qui sont des amateurs éclairés et libéraux, des auteurs d’essais sur l’éducation particulière ou nationale, tels de Gérando, de Laborde, Jean-Baptiste Say, fondateurs, dès 1815, de la célèbre Société pour l’enseignement élémentaire, ou, en Suisse romande, Albertine de Saussure et Rogers de Guimps; discours des politiques, de leurs inspirateurs, comme Fichte ou Humbolt en Allemagne, de leurs grands commis comme Gréard ou Buisson en France; discours des «grands éducateurs», catholiques comme Dupanloup, Gratry, Didon, protestants comme Vinet, Pécaut, Mme de Pressensé, «laïques» comme Jean Macé ou Paul Robin; discours des «hommes d’école» déjà en quête de recettes pratiques, et de leurs formateurs, qui cherchent à s’imposer en interlocuteurs compétents par leurs revues – tel L’Éducateur (1865) en Suisse romande – et à proposer une approche professionnelle des problèmes; discours des chefs d’entreprise et des économistes, tels Demolins ou Manouvrier; discours des «scientifiques», que nous avons déjà évoqués.Ainsi que l’écrit de manière lapidaire Jean-Claude Passeron dans l’article PÉDAGOGIE – Pédagogie et pouvoir: «L’éducation n’est un bien vacant dans aucune société.» Rien d’étonnant à ce que, dans une période d’expansion, de systématisation et d’organisation éducatives, comme l’est la seconde moitié du XIXe siècle, les propos sur l’éducation soient le fait de quasiment tous les groupes, corps sociaux, instances ou particuliers, qui en mesurent les enjeux et en appréhendent les suites. Et quand la crise, cent ans après, multiplie, exalte et exacerbe la turbulence des idées pédagogiques, ce sera peut-être par le biais de l’étude du langage de l’éducation – comme le propose Olivier Reboul (1984) après avoir démonté les mécanismes du langage de la politique (1980) – que l’on parviendra, grâce à une typologie de ses formes, à y retrouver les cheminements de la pensée.Et c’est là qu’il convient de situer le rôle déterminant de Durkheim. Il voit avec une acuité extrême que l’intelligence de l’éducation devra désormais considérer que cette dernière est indissociablement produit et projet . L’éducation est un produit, c’est-à-dire la résultante d’une conjonction d’influences et de déterminations relatives à une société donnée à un moment donné de l’histoire. Si l’on veut faire de la pédagogie une connaissance positive et utile, il faut la réduire à l’étude scientifique des conditions de cette production. «L’idéal pédagogique d’une époque exprime avant tout l’état de la société à l’époque considérée.» Mais Durkheim ajoute aussitôt: «Pour que cet idéal devienne réalité, encore faut-il y conformer la conscience de l’enfant.».Ainsi, l’éducation est – en même temps que produit – projet, un projet auquel il est impossible de se dérober et qui appelle, dans l’absolu, à coopérer à une véritable mission: contribuer aux changements que va imposer, au cours du XXe siècle, la pression contrariante des deux dérives de la modernité, l’exacerbation de l’individualité comme valeur suprême et la planétarisation de la culture. Il ne reste plus au pédagogue, comme l’écrit J.-C. Filloux, qu’à incarner le désir du sociologue. Les éducateurs sont à former dans une perspective relativiste qui les rende conscients de leur fonction d’agents producteurs et reproducteurs, et dans une perspective volontariste qui les fasse adhérer comme acteurs au changement qu’exige l’apparition d’une «société pluraliste confrontée à la fois à l’impératif de cohésion et au risque d’anarchie».Faut-il conclure que ce pari de Durkheim n’a pas été tenu? Si la perspective volontariste a trouvé son écho dans les «mouvements pédagogiques» tout au long du XXe siècle, ceux-ci, malgré la répercussion des idées «nouvelles» dont ils se faisaient les propagandistes, ont plutôt fourni alternativement le faire-valoir ou le repoussoir dont avait besoin le système éducatif pour masquer son obsolescence. Quant à la perspective relativiste, par carence d’un véritable projet social tel que le rêvait Durkheim pour conjurer les risques de l’anomie individualiste, elle s’est muée en un véritable «fatalisme sociologique» démobilisateur (cf. PÉ- DAGOGIE – Les problèmes contemporains).3. Restaurer la pédagogieIl reste que, quoi qu’il en soit des idéaux, quoi qu’il en soit des dépendances multiformes de l’activité éducative, quoi qu’il en soit des lectures multivariées qu’en proposent, en ordre dispersé, les sciences humaines, une discipline est nécessaire qui permette d’articuler ensemble ce qui se dit et ce qui se fait dans le champ de l’éducation. Discipline qui ne peut consister en une «spécialité», mais renvoie au travail du «généraliste».Ce généraliste n’est sans doute pas d’abord l’intellectuel désireux de reconstituer le pédagogique en un corps de connaissances dont la cohérence satisferait l’esprit et alimenterait le débat d’idées sur l’éducation. Il s’agira plutôt du praticien, entendu au sens le plus large, dès lors qu’il est désireux ou sommé de se doter d’instruments utilisables pour interroger la pratique, la situer, en rendre compte et s’en assurer une plus grande intelligence.Un projet de pédagogie générale s’inscrit, pour la période contemporaine, dans une triple fonction: susciter une attitude d’intellection critique; faire percevoir comment cette attitude est, que cela se voie ou non, elle-même articulée à la circulation sociale des idées; reconnaître enfin l’entreprise de normalisation pratique qu’exerce tout discours pédagogique, même contestataire.Cette triple fonction de la pédagogie (intellection critique, circulation sociale des idées, prescription de normes) s’effectue aujourd’hui de manière polémique . La première de ces tâches prend l’allure d’une dénonciation des deux autres. L’évolution que nous avons tenté de décrire, depuis l’âge d’or pédagogique que fut un certain XIXe siècle jusqu’à l’ère contemporaine marquée, selon l’expresion de Paul Ricœur, par la pratique généralisée du soupçon, explique cette situation. Les consensus traditionnels ne jouent plus leur rôle, pas plus que les idéaux progressistes qui avaient pris, à partir des Lumières, le relais des idéaux religieux confondus par leurs institutions porteuses avec la révérence pour l’ordre immuable des choses. La croyance est désormais enracinée que les choses bougent, mais il n’est plus certain que ce mouvement soit un progrès, encore moins le Progrès. La pensée post-moderne (J.-F. Lyotard) se crée à travers une rupture de consensus et par une quête de «coups» bien joués plutôt que de vastes synthèses: tout discours pédagogique à vocation totalisante devient d’emblée suspect d’entretenir la méconnaissance.Pourtant l’action éducative en cours, qui est à juger, et l’action éducative à engager, qui est à prescrire, ne souffrent pas que l’on suspende la pensée pédagogique à la seule recherche de la clairvoyance célébrée pour elle-même. D’une part, il y a de l’éducation, quoi que les penseurs en pensent. D’autre part, toute décision suppose de l’incertitude. L’action suppose un point aveugle. Un projet visant à modifier l’état des choses ne peut venir que de la persistance, quelque part, d’une opacité. Et c’est l’action elle-même qui, dans son propre cours, apportera à la recherche un nouvel éclairage (C. Delorme, 1982).Le paradoxe de la pédagogie, en tant qu’elle est appelée par les nécessités de l’action d’éduquer, est bien d’avoir à cumuler une démarche de soupçon , qui interroge à distance et se donne le doute pour attitude motrice, et une démarche de conviction , qui prend parti au nom même de l’action et pratique l’adhésion.En l’absence d’une impossible démarche totalisante autour d’une thématique communément acceptée et socialement plausible, deux solutions sont possibles pour un projet d’intelligence de l’action éducative dans la société contemporaine. La première consiste à jouer le jeu des sciences humaines et à tenter une approche multiple des situations éducatives. L’approche «généraliste» s’effectue par l’occupation de «lieux» d’où il est possible de tirer des «lectures» à la fois convergentes et contrariantes d’un même phénomène, comme ce qui se passe dans une classe, par exemple. Ces lectures croisées pourront successivement relever de l’ethnologie, de la psychologie, de la psychosociologie, de l’anthropologie, de l’économie, de la sociologie, de la didactique, de la psychanalyse, etc. Mais on se gardera, dans la fonction «généraliste» que l’on tente d’exercer, de deux partis pris opposés et qui consistent soit à récuser l’une ou l’autre de ces lectures comme non pertinentes a priori, soit à ériger l’une ou l’autre en vérité prioritaire. La seconde solution sera d’adopter, à titre provisoire et instrumental, un outil conceptuel, non pas totalisant, c’est-à-dire parvenant à enclore toutes les données, mais globalisant , c’est-à-dire qui tente seulement de les articuler entre elles. Dans la recherche contemporaine en éducation, quand on entreprend, au-delà des investigations ponctuelles ou spécialisées, la construction d’une théorétique de l’éducation, deux grandes voies se dégagent à partir de la littérature des décennies soixante et soixante-dix: la voie «interprétative» de l’analyse institutionnelle; la voie «stratégique» de l’analyse systémique. On peut dire que c’est dans ces deux directions que se sont engagées les tentatives pour restaurer la fonction généraliste de la pédagogie.La voie interprétative donne la priorité à la manifestation des significations latentes. Elle prolonge la démarche soupçonneuse et accepte le postulat freudien ou marxien selon lequel la vérité des choses est fondamentalement rebelle à la perception qui s’en impose. Le rôle du discours explicite est de cacher, de trafiquer même, la vérité des choses. Dans cette perspective, on ne reçoit les idées communes sur l’éducation – qu’elles émanent des sociétés, des organisations, des groupes ou des individus – que pour mieux en faire éclater les contradictions. L’analyste qui s’exerce à cette démarche est censé connaître mieux que celui qui agit pourquoi ce dernier agit. C’est bien de dévoiler ce qui est caché qu’il est question, ou d’aider les acteurs sociaux à effectuer eux-mêmes ce dévoilement. Ainsi montrera-t-on que l’éducation tient un double discours: le discours des intentions qui déclare rechercher le bonheur des hommes, l’égalité des chances, l’originalité personnelle et la promotion de l’esprit critique; le discours des institutions qui, effectivement, entretient l’inégalité socio-culturelle, réprime la «créativité» personnelle, censure et châtie l’expression.L’analyse institutionnelle, qui explore les voies de l’inconscient tel qu’il s’«institue» dans les rapports humains, dans la matérialité des positions mutuelles inscrite aussi bien dans une architecture que dans les manières de la civilité, tente de prendre la mesure de cet écart en construisant des analyseurs qui puissent le manifester au grand jour, en «instituant» des lieux, des temps, des instances où «ça» parle. Elle s’en prend aux évidences de la rationalité «claire et distincte» pour en faire éclater les fausses clartés. Elle manifeste la vérité des choses sur leur versant «nocturne». Elle bâtit une science, la sociopsychanalyse de Gérard Mendel ou la socianalyse de Georges Lapassade, René Lourau et Rémi Hess, résolument contestataire. Car interpréter c’est prendre position. Les analyseurs ne sont pas anodins. Ce sont parfois des «éclateurs». La pédagogie institutionnelle, dont la figure dominante est Fernand Oury, conjoint le triple courant de la pédagogie active et coopérative de Célestin Freinet, de la psychothérapie institutionnelle (J. Oury et F. Tosquelles, notamment) et de la psychanalyse lacanienne. Elle représente sans doute, dans cette voie interprétative, une des contributions les plus décisives au renouveau d’une pédagogie «généraliste». L’influence de ce mouvement dans la théorie de l’éducation est sans commune mesure avec le nombre, relativement modeste, des équipes pédagogiques qui y participent.La voie stratégique donne la priorité au débrouillage et à la mise en ordre des significations explicites d’une situation où des opérations sont projetées ou en train de se dérouler. Elle pose, certes, que les choses sont complexes et requièrent l’analyse, voire la recherche opérationnelle (qui fait appel à l’outil mathématique). Mais cette démarche de rationalisation s’inscrit dans le prolongement même du discours de l’action et des acteurs. Ce discours est moins soupçonné que promu et appelé à un surcroît de rationalité. L’écart entre les intentions éducatives (ce que l’on veut) et les pratiques effectives n’est pas conçu comme une «coupure» fondatrice essentielle du sens, mais comme un défaut accidentel auquel une analyse toute cartésienne peut porter remède. Ce que le praticien fait , dans un lieu de formation, peut coïncider de manière optimale avec ce que l’on escompte qu’il fasse, dans la mesure où l’on interpose entre les deux moments l’épisode stratégique où examiner ce qu’il peut effectivement faire.L’analyse systémique, présente dans la pédagogie principalement par la rationalisation des curriculums et l’entrée par les objectifs (cf. DIDACTIQUE et ÉVALUATION), tente de réduire l’écart entre les visées et les résultats en prenant en compte et en réarticulant l’ensemble des données d’une situation concrète, à quelque échelle qu’on la perçoive. Cette prise en compte ne peut se réduire à une simple addition, car les choses font système entre elles, en ce sens que le tout d’une situation, même simple, n’est pas la somme de ses parties. L’analyse systémique a pour tâche d’explorer les opérations potentielles d’un système, comme le système d’enseignement, ou, en plus réduit, comme le «sous-système» enseigner-apprendre que constitue une situation scolaire où entrent en rapport des apprenants, des enseignants et des choses à apprendre. Le parti pris de l’analyse systémique, qui réside dans l’aide à la décision, la situe sur le versant «diurne» des choses. Elle bâtit une science (la systémique, la théorie des systèmes) plus «attestataire» que contestataire, car elle ne remet pas en cause le bien-fondé, le discours latent, des projets au service desquels elle fonctionne, même quand elle en révèle l’inefficacité. Et sans doute s’accordet-elle avec tout système social productiviste.Nul doute que, par l’une et l’autre de ces deux voies, la pédagogie retrouve une rationalité propre et un statut épistémologique respectable au sein de l’anthropologie entendue au sens de connaissance générale de l’interaction humaine. Si la raison pédagogique y vérifie sa spécificité, elle y confirme son lien avec la raison politique (Régis Debray, 1982). Car il revient tout autant à cette dernière d’emprunter ces deux voies pour rendre raison de son objet. Pas de politique, pas d’ordre dans la cité, pas de moteur pour le changement, sans que s’y déroule le défilé du symbolique avec ses récits, mythes et croyances, dont l’éducation assure l’institution dans les manières et les pensées des hommes. Pas de politique non plus, pas d’organisation ni de direction du changement, sans que s’y optimisent, entre ressources et contraintes, la décision, la chaîne de ses effets et de ses chocs en retour. Et l’éducation prend rang aussi dans cette chaîne.Mais, pour l’heure, les postulats de l’une et l’autre voie semblent irréductiblement incompatibles dans la théorie. Les pratiques militantes parviennent-elles à les réconcilier? Il est remarquable que la formation des enseignants et des éducateurs ne peut atteindre son objet que saisie dans cette contradiction même et la résolvant par des approximations dont la pratique ne se tire pas si mal, à condition que ce soit, al tempo giusto , cette dernière qui tranche.
Encyclopédie Universelle. 2012.